Singapour 4
MOEKO HONMA

Quand j'ai vu que le guide était en retard au rendez-vous, j'ai commencé à me sentir pitoyablement anxieuse et me le suis reproché. Quand je me sens angoissée, je me rappelle toujours les bandes dessinées sur l'entraînement des ninjas que je lisais autrefois. Pour apprendre à bondir de plus en plus haut, les ninjas sautent au-dessus d'un arbre qui pousse de quelques centimètres par jour. Leur capacité à bondir augmente mais la taille de l'arbre aussi, c'est un jeu de saute-mouton pratiquement sans fin, du moins jusqu'au dénouement : un beau jour, la musculature du ninja atteint son extrême limite, ou bien l'arbre s'arrête de pousser. Dans un sens ou dans l'autre, les choses arrivent à une conclusion.

Quand je m'angoisse, je commence par reconnaître mon angoisse et par me réprimander, si cela ne suffit pas à la faire disparaître – évidemment dans la plupart des cas ça ne suffit pas –, je m'en défends alors en réfléchissant à la cause de l'angoisse et à son background, je cherche quelque chose de plus puissant que l'angoisse plutôt que de la laisser disparaître naturellement. L'angoisse est quelque chose de très important pour quelqu'un dont la destinée est de jouer la comédie, et je me suis toujours dit que même la laisser disparaître naturellement était une façon de la fuir, et qu'il ne fallait pas faire ce genre de choses.

Il faut donc jouer à saute-mouton avec l'angoisse. Un jour, comme avec l'arbre des ninjas, survient le dénouement final. Mais il n'y a pas à s'inquiéter. Il suffit de crier comme un bébé quand ce moment-là arrive. Et ce cri déchire tous les alentours.

Le guide a quarante minutes de retard. Je déteste attendre. J'oublie en cours de route qui j'attends, et pourquoi. Le visage aux traits réguliers de ce jeune guide a fini par fondre dans mon esprit comme un maquillage de science-fiction, et j'ai quitté le jardin planté de palmiers où tous ces vieux fantômes du Raffles discutent, boivent du thé, lisent, ou tapent à la machine en suant à grosses gouttes.

Le chauffeur de taxi m'a d'abord déposée devant une église appelée Saint-je ne sais plus quoi, et j'ai montré la photo de Kariya à un homme en habits noirs, je ne sais pas si c'était un pasteur ou un curé, il a secoué la tête et m'a dit qu'il ne le connaissait pas. Et puis cette grande église blanche avait l'air fraîchement repeinte et n'avait absolument pas besoin d'être rénovée.

Il y avait des tombes dans un coin, et un jeune homme creusait un trou dans la terre avec un morceau de bois. Il était trop petit pour un fossoyeur, et l'outil dont il se servait était trop fruste, d'après moi c'était un novice. Il était jeune et de petite taille, son ossature paraissait fine. Sans doute ne donnerait-il rien de bien remarquable une fois adulte.

Je lui ai demandé : « Qu'est-ce que tu fais ? » Il m'a répondu qu'il enterrait son poisson rouge.

L'église suivante était presque en banlieue et était entourée d'un cimetière cent fois plus grand que le cimetière américain de Yokohama. Il y avait beaucoup de morts là-dedans. Mais Kariya ne se trouvait nulle part. Je me suis promenée une dizaine de minutes dans ce cimetière et j'ai eu diverses conversations plaisantes. Dans la station balnéaire de mon monde imaginaire aussi, il y a un cimetière en haut de la colline. Jeanne ne devrait pas tarder à y aller, mais comme elle est de gauche et complètement athée, peut-être qu'elle reposera dans une tombe à l'écart, dans un coin sans soleil.

Cette église Saint-je ne sais quoi m'a fait mauvaise impression dès le premier coup d'œil. Tous les fidèles étaient partis, et la chorale répétait des hymnes. Le curé avait une peau toute lisse, son œil gauche était un œil de verre. Mes nerfs ont commencé à grincer. Ce curé semblait fonctionner par courant électrique, il était réglé par un signal digital, 0.1. 0.1 0.1. Il me semblait qu'il allait réduire le cadavre déchiqueté du Viêt-cong, symbole de tous mes espoirs, à une propreté totale, plus blanc que blanc, mieux encore que l'intérieur de cette église Saint-je ne sais quoi, et même pas la propreté d'une lande ou d'un désert complètement ratissé, non, plutôt la propreté ultime qu'on obtient après avoir tout nettoyé au désinfectant et passé au hachoir. Kariya, où es-tu ? Une fois que ces gars-là en auront terminé avec les lambeaux sacrés du cadavre de Viêt-cong que tu as capturé dans ton appareil, ça ne sera plus que de la simple chair à pâté, tu m'as dit que tu voulais faire de la rénovation dans les églises, mais c'était sûrement un mensonge, en fait ce que tu veux faire, c'est t'introduire ici déguisé en ouvrier comme dans les émissions de la caméra cachée autrefois, et essayer de tout détruire, n'est-ce pas ? Tu as bien raison, comme je te comprends, mais viens vite à mon secours, parce que ce curé à l'air efféminé fixe mes seins sous ma robe de soie grège depuis tout à l'heure.

— Il est là, n'est-ce pas ?

Voilà le premier dénouement depuis mon arrivée à Singapour.

Le son de ma voix, avec ses petits trémolos inimitables, a stoppé net le chant de la chorale. Ce ne sont pas les vibrations de ma voix dans l'air qui ont atteint les tympans des choristes, non, c'est une transmission directe qui se propage de nerf en nerf. Quelqu'un m'a attrapé l'épaule. Ça me rend nostalgique, ça me rappelle une scène que j'ai tournée à Kanazawa, et je continue de hurler. C'est le dénouement final.

— Pourquoi refusez-vous de me le dire ?

Quelqu'un m'entraîne vers la sortie. Je me laisse traîner. Ce n'est pas parce que c'est la fin que je vais devenir aveugle. Tous mes sens sont en éveil.

— C'est lui qui m'a envoyé ces fleurs, c'est lui !

C'est le jeune guide qui m'a fait sortir de cette église. Quand les hymnes ont recommencé à l'intérieur, j'ai su que j'étais vaincue. Ce n'était pas une défaite vivifiante, plutôt une défaite d'où je ressortais la cervelle en compote. Tous les détails dans ma tête, par exemple, le visage de Kariya, ou la station balnéaire imaginaire, ou les maisons du quartier arabe de Singapour, étaient enfermés dans les bulles d'un marais plein de miasmes en fermentation, puis il n'est plus resté que des bulles à la surface desquelles se reflétaient les sept couleurs de l'arc-en-ciel, et finalement ces bulles ont éclaté et l'intérieur de ma tête est devenu une sorte de stérilisateur inorganique tout lisse.

Le guide ne disait rien. Et en outre, j'avais créé autour de moi un champ de protection qui empêchait quiconque de me parler. Les soupirs du guide, les décombres de ma grande scène finale et le soleil couchant emplissaient l'intérieur du coupé, une voiture qui aurait fait rouler des yeux en billes de loto à une actrice surdouée à peine pubère autant attirée par le suicide que par la débauche.

Je crois que j'ai dormi un moment. J'ai rêvé de Kariya et de son ami mort au Viêtnam. Je l'avais oublié pendant longtemps, mais le prénom de cet ami m'est revenu en rêve : David. Moi, mon seul ami c'est le ventilateur au plafond de Kennedy's Room. J'ai décidé de lui donner un nom. Je l'appellerai David.

Le guide continue à m'accompagner, pratiquement sans dire un mot. Nous sommes rentrés au Raffles. Si c'était le Kariya en pleine forme des débuts de notre rencontre qui avait été avec moi, il m'aurait dit : qu'est-ce que tu as Moeko, tu as l'air d'un chien battu. Dans Tiffin Room, transformée en improbable hall de danse, un bal de Noël tente de réveiller un peu l'atmosphère stagnante. Mais aujourd'hui je me laisse engluer dans les ondes molles émanant de ces malheureux en train de danser au rythme latin d'un orchestre qui évoque une margarine de basse qualité en train de grésiller dans une poêle. J'en éprouve un étrange apaisement, et je n'ai même pas la force de me le reprocher. Il est vraiment intelligent, ce guide. S'il m'adressait la parole en ce moment, s'il me demandait par exemple si je me sens mieux, je chercherais aussitôt les points faibles de sa phrase et ça donnerait lieu à une discussion infernale.

— Si on allait boire du champagne ?

J'ai envie d'être soûle.

— Ah, oui, quelle bonne idée, descendons, je vais le commander.

Il a de beaux yeux ce guide.

— Une grande dame, hein.

Ce sont ces beaux yeux qui m'ont incitée à dire ça.

— Granddam ?

Oui, mais maintenant veuve clicquot a été racheté par Louis Vuitton et le ponsardin à étiquette orange en est devenu le produit principal, une marchandise beaucoup moins chère que la grande dame de luxe… C'est une réplique empruntée à Kariya. Il s'y connaît, il a bu du champagne de toutes les marques, et il dit toujours qu'au Japon le dom pérignon est considéré comme ce qu'il y a de meilleur, mais que c'est une honte d'entendre des commentaires pareils… Arrêtons ! Je n'ai pas de bombes sur moi, et il n'y a pas de public non plus.

— Ils n'ont sans doute pas de grande dame ici, dans ce cas on prendra du veuve clicquot normal, ça ira.

— Ah, veuve clicquot, c'est ça ?

— Oui.

Il est docile ce guide.

Qu'est-ce que c'est que ce bal ? On dirait que tous les gens les plus minables de la planète se sont donné rendez-vous ici. De vraies pourritures, même pas grotesques. Pourtant, quand on est seulement affreusement laid, on a encore une chance de salut, comme dans Fellini.

L'orchestre a commencé à jouer un tango pareil à une feuille de salade flétrie tombant lentement en tourbillonnant d'un hamburger de McDonald's vieux de trois jours. Le champagne est arrivé. Apporté par un type à l'air veule comme un officier de l'armée gouvernementale prêt à enlever avec la pointe de son fusil les entrailles du cadavre du Viêt-cong pour les faire manger à ses soldats.

— J'ai trinqué avec l'homme que j'aimais avec ce même champagne.

Mon visage se reflète dans un verre qui se prend pour une flûte à champagne simplement parce qu'il est fin et allongé, mais dont l'éclat est complètement minable. Tout est le fruit d'un entraînement acharné. Même dans une situation comme celle-ci, où je pourrais devenir la proie d'une nostalgie boueuse qui me colle à la peau, où le souvenir du River Café de New York suffit à faire monter mes larmes depuis le bout de mes ongles, je recouvre mon visage d'un masque de peau fine et je joue mon rôle à la perfection. Si on résiste à la nostalgie, on obtient le résultat contraire. Il faut entretenir avec la nostalgie, cet ennemi du genre humain, le même type de relation qu'avec une femme stupide et laide, autre ennemi du genre humain : il faut se coller un sourire faux sur le visage.

— C'est bon, non ?

Qu'il me réponde que c'est bon ou que c'est mauvais, je vais sans doute faire subir à ce guide, l'unique être humain à ma disposition, un interrogatoire digne de l'armée populaire chinoise.

— Un peu sec…

Il doit parler trois ou quatre langues étrangères. À ce stade d'études linguistiques, je pense qu'on doit apprendre à répondre sans faire d'erreur. La linguistique et le travail d'acteur, c'est la même chose.

— Moi, j'aime bien ce qui scintille.

Cette phrase à peine prononcée, je me suis dit qu'elle était sans doute un peu trop difficile à saisir pour lui, et juste à ce moment-là, une femme en robe noire a traversé la piste de danse pour venir vers nous. Elle a manqué de bousculer un couple de danseurs au passage, et l'a esquivé en faisant un tour sur elle-même, au rythme du tango.

— Hi ! a-t-elle dit au guide, plantée devant notre table. Il a pris l'air surpris. « Je, enfin, c'est ma… », s'est-il mis à bredouiller d'une manière charmante, et la robe noire, plutôt sophistiquée pour une fille de Singapour, a terminé sa phrase : « … petite amie », en japonais avec un accent rappelant celui d'une chanteuse française qui a eu son heure de popularité au Japon. Une fille de riches. Sûrement le guide qui lui a dit de venir, pour la faire profiter du spectacle si je me mettais à hurler ou à pleurer comme je l'ai déjà fait devant lui. Les jambes que j'aperçois sous la table ont l'air étrangement fermes. C'est une fille de riches, et elle est danseuse. Je l'invite à s'asseoir avec nous en lui montrant la chaise.

— Vous êtes actrice, alors ?

Elle est riche, elle est jolie, elle est danseuse, mais pourquoi a-t-elle l'air aussi tendu ? Relax, ma petite, je ne déteste pas les filles comme toi, tu sais.

— Je l'étais.

L'expression « not any more » m'est venue tout naturellement.

— Vous êtes jolie.

Allez, sois gentille, ne sois pas aussi tendue, je n'ai rien contre toi, tu dois avoir du talent mais tu n'es sans doute encore jamais montée sur une grande scène, tu n'as pas l'air de savoir que le trac ça se transmet.

— Merci.

Mais la danse, ça veut dire New York. Si jamais elle danse sur une scène de Broadway, alors là, je ne suis pas sûre de pouvoir contrôler ma jalousie.

Nous nous taisions tous les trois. J'aime les silences qui mettent mal à l'aise. Je peux supporter ce genre de silence même dix mille heures de suite.

— Vous ne danseriez pas avec moi ? m'a demandé la danseuse, en souriant d'un air malicieux.

Moi j'aurais plutôt envie de disco que d'un vrai tango. Allez, dansez avec moi !

Elle a un visage plus petit que le mien. C'est normal, elle n'est pas japonaise.

— Entre femmes ?

C'est la première fois que ça m'arrive. Je vais peut-être devenir lesbienne.

Les gens me disent toujours que j'ai l'air délicat et fragile comme du verre, mais en fait j'ai un corps somptueux, et des nerfs solides. En plus, je suis active, je fais de l'aérobic, du tennis, je nage très bien, et à quinze ans j'ai été élue reine de disco. Je suis sans conteste capable de reproduire les pas du tango et si un metteur en scène me hurlait de devenir Carmen, je le deviendrais immédiatement, par conséquent, je me sens tout à fait capable de faire avec cette danseuse au parfum new-yorkais une démonstration de tango à rester dans les annales des bals de Noël du Raffles. Mais je n'ai pas fait une chose aussi vulgaire. « Je n'ai pas fait » n'est pas tout à fait exact, disons plutôt « je n'ai pas pu faire ». Parce qu'en fait, je crois que même à mon dernier souffle – enfin, je ne sais pas, je ne me suis encore jamais arrêtée de respirer –, mais je crois que même si je m'arrêtais de respirer, même après le départ de ma conscience vers le monde des spectres, non, disons plus scientifiquement, une fois que mon corps transformé en cendres serait rendu à la terre, même à ce moment-là, j'aurais encore conscience de la caméra. De la caméra, pas du public.

Le public, ce sont des gens, ils ne me font absolument pas peur. Même si je joue à la perfection, la valeur de ma performance peut varier en fonction de la personne qui regarde, il suffit qu'il ait mal aux dents et ça change tout, et c'est ce monde d'ambiguïté que je déteste. La caméra, ce n'est pas pareil. Une caméra trente-cinq millimètres ne peut pas mentir. On dit que la vidéo révèle la vraie nature des gens, mais ça c'est une particularité du média appelé télévision, pas du magnétisme de la vidéo. Le magnétisme c'est quelque chose de primitif qui existe dans l'univers depuis son origine. Voilà pourquoi la vidéo non plus ne me fait pas peur. Le théâtre ou la vidéo sont inférieurs. Inférieur dans le sens où on peut dire que le ver de terre est biologiquement inférieur au zèbre. Seule une caméra chargée d'un film trente-cinq millimètres est quelque chose d'effrayant et de beau. J'ai dansé le tango comme une somnambule, et si je n'ai pas comblé tous les espoirs de la danseuse new-yorkaise qui m'avait invitée, je ne l'ai pas désespérée non plus. Si Luchino Visconti s'était trouvé derrière la caméra, je suis sûre qu'il m'aurait félicitée.

J'étais trop enlisée dans mon jeu de somnambule, et j'avais bu environ trois fois plus de champagne que la quantité que j'avais prévue, et tout à coup je me suis aperçue que j'avais quitté l'hôtel et que je marchais dans la foule. Dans un reste d'ivresse et de somnambulisme, j'ai songé un instant à prendre des airs d'Anna Karénine errant dans la foule, mais décidément le peuple russe avant la révolution et la foule des Singapouriens la semaine de Noël étaient si différents que je me suis contentée de sourire sarcastiquement en murmurant entre mes dents : « minables, minables ! ».

Quand je suis enfin sortie de la cohue, j'ai débouché sur un parc, et j'étais en train de me reposer sur un banc quand j'ai entendu un chant d'une douceur qui m'a remué la cervelle :

 

— Emmène-moi jusqu'à la lune…

Fais-moi jouer parmi les étoiles

Et puis apprends-moi l'amour en apesanteur

Sur Mars et sur Jupiter,

Prends-moi dans tes bras sur une autre planète

Les baisers y ont-ils un goût différent ?…

 

C'était une grosse fille au type indien qui chantait, apparemment, il s'agissait d'une prise de vues publicitaire.

 

Mon cœur est plein de tes chansons…

Moi aussi je chanterai éternellement pour toi,

Tu es ma seule dignité,

Tu es ma seule fierté,

Mais je t'en prie,

Sur une autre planète, montre-toi sincère,

Sur une autre planète, ne me raconte plus de mensonges

Car même sur une autre planète, moi je t'aimerai…

 

Le photographe était Kariya.

Il n'avait plus le Nikon avec lequel il m'avait prise en photo à Kanazawa, et avec lequel il avait parcouru les lignes de combat viêtnamiennes, mais trois appareils autofocus dernier modèle, que lui tenait son assistant, pendant qu'il souriait à un Chinois bedonnant et quinquagénaire qui avait tout l'air d'être l'agent de la fille. Il a interrompu brusquement la séance photo, est passé devant moi, est monté dans une Benz 300 E et a disparu.

Je me suis dirigée vers ses assistants qui me regardaient avec stupeur, leur ai expliqué que j'étais venue exprès du Japon pour un contrat important, et je me suis servie de ce prétexte pour leur demander l'adresse et le numéro de téléphone de Kariya. Ensuite j'ai pris un taxi, et là j'ai déchiré en tout petits morceaux le papier sur lequel était inscrit le numéro de téléphone de Kariya. Ce numéro était inutile. On ne tue pas quelqu'un par téléphone.

En Asie du Sud-Est, les demeures résidentielles respirent la supercherie, il y fait chaud et humide, elles n'ont aucune tradition et elles ont toutes été construites avec de l'argent prélevé sur le peuple, et celle de Kariya n'échappait pas à la règle.

J'ai gardé le taxi en attente, j'avais seulement l'intention de vérifier l'adresse avant de rentrer au Raffles. Je n'aime pas m'introduire de force chez les gens, et puis sa femme et son fils n'étaient coupables de rien, eux, et je n'avais pas envie de voir Kariya s'affoler sous mes yeux. Mais un secrétaire qui avait une tête de conteur comique japonais d'autrefois est venu me dire que « Monsieur venait d'emmener madame et leur fils à l'aéroport, ils partaient tous les deux avant lui passer le Nouvel An au Japon ». Aussi ai-je décidé de l'attendre.

Kariya avait-il deviné que j'allais faire un raid sur sa maison, était-ce pour cela qu'il avait renvoyé sa femme et son fils au Japon ? Ou bien m'avait-il simplement retrouvée le jour même du départ de sa femme et de son fils, la semaine de Noël, par un effet de la volonté divine ?

Le secrétaire, impressionné par ma tenue de combat, autrement dit ma robe en soie, m'a fourni, avec un sourire affable, un tas d'informations utiles, j'ai appris par exemple que Kariya était un homme remarquable en possession de quatre ou cinq sociétés financières, que sa femme était également une personne remarquable qui donnait des concerts de violoncelle et s'intéressait à l'art, que leur fils n'avait que six ans mais n'avait pas peur de l'eau, que c'était lui aussi un enfant remarquable qui n'avait pas peur des scarabées et autres coléoptères, il m'a expliqué tout cela fort aimablement, mais quand il m'a demandé la raison de ma visite, je suis restée coite, il m'a alors proposé d'attendre à l'intérieur, mais après m'avoir vue errer un moment dans l'entrée, puis me mettre à faire la pantomime pour passer le temps, parce que je m'ennuyais, peut-être qu'il a pris peur, je ne sais pas, en tout cas, il s'est mis à m'observer craintivement de derrière un pilier et ne m'a plus adressé la parole. J'ai attendu comme ça une quarantaine de minutes – ou bien était-ce quatre secondes, ou encore quatre mille ans ? – quand la Benz 300 E a fait son entrée dans l'allée. Le secrétaire conteur comique s'est précipité en trébuchant presque à la rencontre de son maître.

— Monsieur, j'ai eu beau demander à cette dame, elle refuse de me dire ce qui l'amène.

— Ça ne fait rien, ça ne fait rien, a gentiment répondu Kariya.

— Voulez-vous que j'appelle la police ?

— Mais non, ça ira, apportez-nous plutôt un apéritif près de la piscine.

Kariya est très calme. Quand je lui déchirerai la poitrine de mes ongles, son visage montrera-t-il à quel point son cœur tremble d'angoisse ?

— Faites ce que je vous dis.

Le conteur comique regardait alternativement son maître puis moi, hésitant à entrer dans la maison, mais sur ces mots de Kariya, il s'est mis en route d'un pas de robot et a disparu à l'intérieur de la demeure.

— Entre donc…

À quoi joue Kariya ? Où est passé l'homme qui venait poser ses mains sur mes sous-vêtements dès que nous étions seuls tous les deux dans notre chambre d'hôtel à Paris ? Bah, à la réflexion, ce genre de comportement lui avait passé depuis longtemps. Depuis au moins trois cents ans.

Comme dans toutes les résidences de luxe, il y avait une piscine chez Kariya. De l'autre côté de la piscine s'étendait une pelouse, et encore plus loin un bois profond sûrement plein de scarabées, aux alentours étaient plantées des cymbidiums et des balsamines, le fond de la piscine était régulièrement tapissé de tuiles bleues. Le vent soulevait des vaguelettes qui faisaient bouger mon reflet dans l'eau. Je me regardais trembler et disparaître, et cela m'éclaircissait les esprits.

— Regarde le ciel, ai-je dit à Kariya qui était en train de préparer deux Wild Turkey on the rocks. Il est plein d'étoiles. Mais en fait, comme elles sont très éloignées les unes des autres, les étoiles sont solitaires, et un ciel plein d'étoiles, c'est un monde de faux-semblants, tu comprends ?

Tu comprends ? Ça, ce sont des mots de Marilyn Monroe, il faut les dire d'une façon masculine, et en même temps avec une voix pleine de larmes. C'est quelque chose comme un ris de veau de tout premier choix accompagné de romanée conti 1982, dans lequel on a versé juste une goutte d'essence de citron. Kariya avait changé de tête.

— Les durians, la pêche, tout ça, c'étaient des mensonges n'est-ce pas ?

Je n'aurais pas été surprise qu'à cet instant la peau de son visage se fende pour laisser apparaître une mante religieuse, une mangue ou un ver de terre.

— Moeko, je me suis mis à la chasse, tu sais, je ne peux pas oublier la jungle.

Toi, tu ne peux peut-être pas oublier la jungle, mais crois-moi, la jungle t'a déjà oublié. Je jetai dans la piscine aux tuiles bleues le verre de whisky qu'il m'avait préparé. C'était du Baccarat. Soit dit en passant l'assiette de hors-d'œuvre était du Ginori. Peut-être que la maison tout entière était en biscuit ? Je me suis enfuie en courant de cette maison.

Kariya s'est lancé à ma poursuite dans sa Benz 300 E.

Allez, monte, me disait-il sans arrêt.

— Tu as l'air en pleine forme ! lui ai-je dit. Et vraiment, il avait l'air en pleine forme. Il m'a raccompagnée à l'hôtel, et là j'ai trouvé le guide, qui était resté à m'attendre. J'en étais si heureuse que je l'aurais embrassé, mais il valait mieux attendre pour ça que Kariya ne soit plus de ce monde.

— Tout va bien, lui ai-je dit. Et vraiment tout allait bien. Tout ce qui est arrivé était une bonne chose, dit Beausoleil. C'est cette réplique-là que j'aurais dû dire, mais c'était trop long à déclamer en passant devant lui.

— Coucou, me voilà, ai-je dit au ventilateur du plafond, en entrant dans la chambre. Kariya est resté planté là comme un phare désert, dans son costume de soie sans cravate du plus mauvais goût, il regardait alternativement le ventilateur et les orchidées qui emplissaient la chambre. Ah oui, c'est ça, il faut que je le remercie de m'avoir envoyé toutes ces fleurs.

— Je te présente David, le seul être vivant dans cette pièce.

Kariya s'est dirigé vers la porte, il avait l'air écœuré.

— Je ne veux pas que tu partes !

J'ai essayé de crier comme dans l'église, mais je n'y arrivais pas. Kariya a ouvert la porte, a regardé dehors, a pris à nouveau un air dégoûté, et a refermé la porte sans sortir. Qu'est-ce qu'il avait vu dans le couloir ?

— Ne me laisse pas toute seule, je ne veux plus jamais être seule !

J'ai lancé ma réplique comme si j'allais cracher mes tripes.

— J'ai tout abandonné pour toi !

Kariya s'est approché de moi.

— Tout le monde s'inquiète pour toi.

C'est ça, il faut que je le remercie pour les orchidées.

— Merci pour les fleurs, il y en a tellement, ça m'a fait plaisir, tu sais.

— Hein ?

Il fait l'innocent.

— Hé, Moeko !

Il me prend par l'épaule, la secoue. Je suis une orchidée. Tu dois retourner au moins une fois dans la jungle avec moi.

— Je voudrais aller dans la jungle…

Il faut que tu paies pour ton crime, pas ton crime envers moi, celui envers le cadavre en lambeaux du Viêt-cong.